D'abord annoncée le 1er avril par Cédric O, secrétaire d'état au numérique, {% cite noauthor_coronavirus_2020 %}, ce n'est que récemment (autour du 20 avril) que [Inria](https://www.inria.fr) (un centre de recherche public en informatique) a annoncé publiquement être en charge du développement de cette dernière. Récemment, des détails techniques ont été donnés dans la presse et directement sur le site web d'Inria {% cite bembaron_ou_2020 sportisse_figaro %}.
<center><em>Combattre un virus avec un téléphone ? Crédits : OOI JIET, <ahref="https://unsplash.com/photos/mXPukrX-794">Unsplash</a></em></center><br/>
Pour bien comprendre les enjeux, il est nécessaire de resituer le contexte d'apparition de cette application. Ce projet présente pourtant des lacunes qui pourraient être aisément détournées de leur usage premier et qui invitent à réfléchir sur la pertinence du projet en question.
Pour obtenir cette information, il est nécessaire de retracer toutes les personnes ayant été à portée du malade lorsqu'il était contagieux. Avec StopCovid, il s'agit donc d'automatiser la collecte de ces données.
Beaucoup d'applications ont été proposées par les chercheurs et les entreprises. Les autorités ont manifesté de l'attention pour trois d'entre elles : BlueTrace, le projet original déployé à Singapour {% cite bay_bluetrace_nodate %}, DP3-T, une solution principalement développée en Suisse par l'EPFL {% cite noauthor_dp-3tdocuments_2020 %} et finalement ROBERT, le candidat pour devenir StopCovid, principalement développé en France par Inria {% cite noauthor_robert-proximity-tracingdocuments_2020 %}.
Ces applications fonctionnent de façon relativement similaire. Une fois installées sur le téléphone de l'utilisateur, elles lui attribuent plusieurs[^1] "pseudonymes". Au quotidien, les téléphones échangent ces pseudonymes via *Bluetooth* quant ils sont à proximité les uns des autres. Quant un utilisateur tombe malade, il le notifie via l'application à un service de l'État. Ce faisant, il transmet la liste des pseudonymes des utilisateurs avec qui il a été en contact. Régulièrement, l'application des utilisateurs non malades vérifie auprès du service de l'État que ces derniers n'ont pas été en contact avec une personne infectée[^2].
[^1]: Le pseudonyme attribué à chaque personne varie dans le temps, c'est un moyen de préserver l'anonymat des utilisateurs les uns vis-à-vis des autres.
[^2]: C'est à dire qu'aucun des pseudonymes de l'utilisateur n'est connu du service de l'État, autrement dit, qu'aucun des pseudonyme n'a été signalé par une personne malade.
Ce fonctionnement implique nécessairement d'assigner à résidence des personnes non malade. Il est donc important que ce système soit le plus juste et le plus transparent possible.
C'est d'ailleurs ce que nous assurent les représentants d'Inria :
> Une telle application n’est pas une application de surveillance : elle est <strong>totalement anonyme</strong>. Pour être encore plus clair : sa conception permet que <strong>PERSONNE, pas même l’Etat, n’ait accès à la liste des personnes diagnostiquées positives ou à la liste des interactions sociales entre les personnes.</strong>
Pourtant le fonctionnement de ROBERT comporte des aspects qui me semblent problématiques.
À première vue, cette application semble parfaite : comme l'indique le schéma ci-dessous, le service de l'État (l'autorité centrale) ne manipule que des "pseudonymes".
Malheureusement, sur Internet, les communications ne sont pas anonymes aux yeux de l'État. Pour comprendre ce qui se passe, le schéma ci-dessous résume les acteurs en jeu : l'utilisateur, les opérateurs et l'État.
Le téléphone, en contactant le service StopCovid, lui révèle son adresse IP en plus des informations vues précédemment.
De plus, la Loi pour la Confiance en l'Économie Numérique (LCEN) impose aux opérateurs de conserver les données de connexion, c'est à dire de pouvoir identifier quel individu se trouve derrière une adresse IP donnée {% cite champeau_lcen_2011 %}.
L'État peut ensuite exiger que ces opérateurs transmettent ces données de connexion sans intervention de la justice.
Nommées "réquisitions administratives", cette action est autorisée par exemple par le décret n° 2014-1576 {% cite noauthor_decret_2014 %} du 24 décembre 2014. Plus connu, la mise en oeuvre d'Hadopi requiert également, chaque jour, l'identification de plusieurs milliers d'individus à partir de leur adresse IP {% cite champeau_hadopi_2015 %}.
La désanonimisation des utilisateurs à travers leur utilisation d'Internet est d'autant plus crédible que les opérateurs mobiles se montrent peu frileux pour partager ou vendre les données de connexions de leurs abonnés {% cite bembaron_coronavirus_2020 noauthor_flux_nodate noauthor_swisscom_2020 %}.
BlueTrace {% cite bay_bluetrace_nodate%} stocke le numero de téléphone des utilisateurs et l'associe aux pseudonymes : la totalité des informations générées est ainsi nominative et accessible à l'État.
Il est à noter que BlueTrace {% cite bay_bluetrace_nodate%} stocke et associe le numéro de téléphones des utilisateurs aux "pseudonymes" utilisés donnant une vue totale à l'État également.
DP-3T {% cite noauthor_dp-3tdocuments_2020 %}, quant à lui, annonce la liste des "pseudonymes" des personnes infectées à tout le monde. L'État peut connaitre l'identité des personnes malades mais pas avec qui elles ont été en contact.
[^3]: La solution DP-3T est également contestée car elle permet à un utilisateur malveillant de connaitre le pseudonyme de l'utilisateur infecté. En croisant cette donnée avec le moment où le pseudonyme a été découvert, l'utilisateur malveillant peut retrouver quand il a été potentiellement infecté et peut potentiellement désanonymiser la personne qu'il l'a contaminé.
**On peut en conclure que ROBERT ne préserve pas totalement l'anonymat des utilisateurs.
En effet, techniquement l'État peut toujours accéder à la liste des personnes diagnostiquées et à la liste des intéractions sociales de tous les malades.**
Dans ROBERT et BlueTrace, et contrairement à DP-3T, c'est le service de l'État qui annonce si vous avez été en contact avec une personne infectée. Même si le service de l'État est conçu et analysé par des acteurs indépendants, rien n'empêche les autorités de modifier le service quand elles le souhaitent.
Il leur serait alors possible d'instrumentaliser le fonctionnement du service. Ce dernier pourrait annoncer à certaines personnes (correspondant à des adresses IP définies) qu'elles doivent se confiner, même si elles n'ont pas été effectivement en contact avec une personne malade.
L'État ne fait pourtant pas toujours bon usage de la confiance qui lui est accordée.
Sans énumérer tous les exemples de dispositifs de surveillance qu'il a déployé, citons tout de même : la mise en place de "boites noires" chez les opérateurs et les fournisseurs de service {% cite noauthor_premiere_2017 %}, le programme Interception Obligatoires Légales (ce qui était parfaitement illégal) {% cite hourdeaux_surveillance_nodate %} ou encore la surveillance des communications radio {% cite hourdeaux_conseil_nodate %} (elles aussi déclarées illégales par le conseil constitutionnel).
Un argument revient souvent dans ce genre de débat : la CNIL[^4] serait compétente pour encadrer la collecte des données de manière éthique. Un dispositif déployé sous son contrôle serait donc acceptable. Pourtant elle ne dispose pas de moyen coercitifs suffisants face à l'État qui se permet régulièrement de ne pas tenir compte de ses avis ou qui lui dissimule des informations {% cite noauthor_gendnotes_2020 %}.
[^4]: Rappelons-nous au passage dans quelles conditions la CNIL a été créée. En 1974, l'État souhaite secrètement croiser les données des administrations sur la population. Le programme a pour nom de code SAFARI. Le projet est arrêté suite à un article du Monde {% cite boucher_safari_nodate %}. À la suite de ce scandale, la CNIL est créée pour empêcher la mise en plce de système dangereux par l'État et depuis ses missions se sont diversifiées.
Aux dernières nouvelles, l'app devrait être proposée sur la base du volontariat.
Rien n'empêche toutefois qu'elle soit rendue obligatoire si le taux d'adoption n'est pas assez élevé, ou que l'État contraigne l'accès à certains services à l'utilisation de cette app.
Il y a de grandes chances qu'une fois en place, cette app devienne obligatoire.
**En matière de surveillance, l'opacité règne toujours et le respect de la loi est cantonné à l'existence de lanceur d'alertes et de médias pour relayer l'information.
La seule limite à l'action de l'État lui est imposée par la société civile quand elle le met face à ses responsabilités.**
> Dans ce contexte, les débats sur les avantages supposés d’un système parce qu’il serait décentralisé vis-à-vis d’un autre système parce qu’il serait centralisé ne me semblent pas relever <strong>du champ de la rigueur scientifique</strong>. [...] <strong>Ce sont des analyses scientifiques</strong>, par définition vérifiables et se prêtant à une discussion, qui permettent de le démontrer, <strong>pas des considérations idéologiques ou des a priori sémantiques</strong>.
Au contraire, la question de la décentralisation fait bien parti du champ de la rigueur scientifique. Pas nécessairement au sens qu'on lui donne dans la comparaison entre ROBERT et DP-3T, qui au final font tous les deux appel à un service de l'État et sont donc "centralisés".
Parce qu'il existe tout un pan de recherche sur les réseaux d'anonymat, souvent appelés à tort Darknet, dont le logiciel Tor {% cite dingledine_tor_2004 %} est le plus connu (+ de 4000 citations par d'autres articles scientifiques). Il y est bien question de décentralisation et de partage de la confiance dans ces derniers. Et ces articles sont bien en lien avec le problème qu'on essaye de résoudre, informer anonymement de mon infection les personnes avec qui j'ai été en contact récemment. À aucun moment l'État n'a besoin d'être un acteur ou un intermédiaire dans ce processus. Pourtant, que ce soit ROBERT, DP-3T ou BlueTrace, les trois applications ajoutent un service géré par le gouvernement en intermédiaire.
Les choix techniques retenus et l'impasse faite sur l'ensemble des articles sur l'anonymat (426 000 résultats sur Google Scholar pour "anonymity network") ne seraient-ils pas gouvernés *par des considérations idéologiques*, plus particulièrement une idéologie du contrôle ? Que si le réseau Tor n'a pas été retenu bien qu'éprouvé depuis 2004, utilisé par des activistes et des lanceurs d'alertes, où aucune entité du réseau ne peut désanonymiser une communication, c'est parce qu'il était hors de contrôle de l'État ? Que si la recherche sur l'anonymat en cryptographie a été ignorée, dont l'article fondateur est *Untraceable Electronic Mail, Return Addresses, and Digital Pseudonyms* {% cite chaum_untraceable_1981 %}, publié en 1981 et qui a engendré un domaine de recherche fécond, ne serait-ce pas par manque de considération pour l'anonymat justement ?
Si tenté qu'une telle solution soit déployée, elle nécessiterait l'acquisition d'un smartphone par les 24% de la population qui n'en a pas {% cite noauthor_list_2020 %} afin d'atteindre une couverture acceptable ainsi que des tests systématiques, ce qui n'est pas le cas. Il faudrait également une organisation très différente, pour qu'une personne ayant été en contact avec une personne confinée puisse s'isoler.
Mais c'est encore en supposant qu'une telle application fonctionne. Aujourd'hui, encore beaucoup de problèmes techniques ne semblent pas résolus ni résolvables (les résultats du Bluetooth sont de mauvaise qualité, la durée de vie de la batterie réduite, il est difficile de faire fonctionner une application en arrière-plan, les téléphones fonctionnent tous de manière un peu différente, etc,). Enfin, quand bien même les problèmes techniques seraient relevés, rappelons-nous que le virus de ne se propage pas par Bluetooth (la technologie utilisé par les téléphones pour savoir si ils sont proches). Il est donc incertain qu'une proximité Bluetooth soit suffisament corrélée avec un risque de transmission.
> D’abord, comme tout projet scientifique, ce protocole va être soumis à la critique de ses pairs. Cela nécessite une démarche d’ouverture : l’article scientifique est mis à disposition de la communauté scientifique sous Github.
Sous l'illusion de l'ouverture et de l'échange annoncée {% cite sportisse_figaro %}, à l'heure actuelle, aucune critique ou information remontée n'a fait l'objet d'un retour, d'une explication ou d'une modification de la part de l'équipe en charge du projet. D'ailleurs, cette application est déjà très loin de faire l'unanimité au sein d'Inria, et un groupe de chercheurs a mis en ligne un site web pour lister tous les risques inhérents à l'existence d'une application de traçage (risques qui vont bien au delà de ceux mentionnés dans cet article) {% cite vuillot_15_nodate %}.
Nous souhaitons tous trouver une solution rapidement pour sortir de cette crise, parfois même au prix de nos libertés. À mon avis, l'application de *tracking* StopCovid est une fausse solution et une vraie menace. Elle permet des effets d'annonce pour faire oublier le manque de masques et de tests, elle permet d'accroitre le contrôle de l'État sur les populations, elle nous donne l'impression de reprendre le contrôle sur cette crise qui nous dépasse mais elle ne nous protègera pas du coronavirus. Et gardons en tête l'effet cliquet : l'exceptionnel d'aujoud'hui deviendra la norme de demain.
En conclusion, la solution ROBERT ne garantit pas l'anonymat des utilisateurs, parce qu'elle transmet une donnée d'identification : l'adresse IP. Elle suppose pour les utilisateurs de faire confiance à l'État pour ne pas manipuler les données émises (et assigner à résidence des personnes non exposées au risque mais dont l'action déplait à l'État). Cette confiance devrait être donnée dans un contexte de crise sanitaire et politique, alors que l'État fait régulièrement un usage immodéré voire illégal de la force {% cite noauthor_lassignation_2015 %}. Il existe pourtant des outils tout à fait à même d'assurer le service de StopCovid sans exposer les utilisateurs : encore faut-il en avoir la volonté.
Il restera ensuite une dernière chose à prouver : l'utilité des applications de tracking.
*Je remercie Ophélie pour son aide précieuse lors de l'écriture de cet article.*